Rencontres  ·  10 juillet 2016, 11:57

JC Bailly et Eric Poitevin

© A di Crollalanza

C’est l’histoire de la genèse d’un livre. Un livre de photographies qui est aussi un livre de littérature. Les images et le texte sont nés jumeaux, en même temps. De deux pères différents. Un photographe, Éric Poitevin, et Jean-Christophe Bailly, écrivain et philosophe. En amont du projet, le premier est en train de lire « avec avidité et gourmandise » dit-il, Dépaysement, Voyages en France, écrit par le second. Les deux hommes explorent, chacun dans leur pratique, le vivant, le sensible, le fragile qui est en train de disparaître, et débutent un travail qui se construit comme une conversation, « comme un puzzle très éclaté » précise Éric. Leur rencontre non forcée vient d’une proposition de Pascal Yonet directeur de Vent des Forêts, qui lit lui aussi à ce moment là, il n’y a pas de hasard, le livre de Jean-Christophe. Une résidence de plusieurs années débute. Une ouverture pour faire un bout de chemin à deux, chacun à sa façon, sans précipitation. L’un évoque un « pur plaisir de faire les choses ensemble » quand l’autre reconnait « une complicité immédiate ».

L’écrivain voit dans l’atelier du photographe à Longuyon une série déjà commencée, celle des oiseaux morts. Éric Poitevin travaille depuis des années sur des photographies qui exposent des animaux morts, des cerfs reposant sur des socles, et des oiseaux suspendus dans des espaces très blancs. Un jour, on lui apporte une chouette effraie, trouvée sur le bord d’une route. Il la photographie pour lui offrir un linceul doux, respectueux. Il y a une fascination pour cette sorte d’animaux qui sont hors d’atteinte en temps normal. Les oiseaux, on ne peut qu’exceptionnellement les prendre en main quelques instants, quand ils se sont laissés enfermer dans une pièce et qu’on sent les quelques grammes de leur corps plumeux et fragile dans la main. Relâchés, ils redeviennent ce qu’ils sont, forts, inépuisables, dans leur capacité à voir d’en haut, à voler, ce qu’aucun humain ne peut faire.

Car « on oublie à quel point c’est extraordinaire de voler » dit Jean-Christophe. « Ils sont dans le monde d’une façon unique, plus grande que les hommes. Leur fragilité et leur force sont bouleversantes. »

Éric reçoit leur dépouille encore tiède le plus souvent de voisins, de passants. Son dispositif très simple suspend un moineau, une bécasse ou plus rarement un autour sur fond blanc au bout d’une ficelle ; en réalité souvent un petit bout de fil en plastique bleu. Sa photographie s’échappe ainsi du tableau de chasse, de la peinture de genre dont elle ne peut nier la filiation, trouve sa pleine expression contemporaine. Ce trajet qui amène les oiseaux de leur belle hauteur au seuil de la porte d’Éric, Jean-Christophe le parcourt physiquement, au même moment. Le sujet est là, juste. Le mystère des animaux le passionne, l’image photographique s’est installée durablement dans sa réflexion depuis plusieurs années. Il sillonne alors le département, croise les chemins migratoires des grues dont le chant le tire de ses « méditations banales sur la mort » pendant qu’il traverse un cimetière allemand. Il explore le territoire, de Stenay à la Champagne, des Éparges aux Côtes de Meuse, veut tout voir, revoir. Se promener au pays des « oiseaux tombés d’Éric ».

Tombés et célébrés, comme les ibis momifiés de la plaine de Saqqarah, en Egypte, où l’on trouve de nombreux puits d’oiseaux. Comment présenter cette « image du vivant qu’on amène vers la mort ? »
Le livre, édité dans la collection Fiction & Compagnie du Seuil, est né sans douleur, mais sa conception posait une question délicate, celle du format des photographies des oiseaux. Habituellement tirées à échelle un, c’est le format de la chambre photographique qui a été choisi, le contact direct de la matière donnant son authenticité et sa logique interne au livre. L’église fortifiée de Dugny-sur-Meuse leur offre un mur silencieux et sur-mesure de huit mètres de haut. Elles y retrouvent leur pleines proportions, s’y déploient. Une éblouissante pluie d’oiseaux tombe du ciel, brutale comme la mort, douce comme celle qui nimbait le jardin luxuriant d’Éric Poitevin ce lundi matin à Mangiennes.