Entretiens  ·  08 octobre 2019, 12:33

Antoine Marquis : « Dessiner c’est une manière d’être constructif avec ses émotions »

L’art d’Antoine Marquis s’épanouit à travers sa pratique enrichie du dessin, de la céramique, de la photographie et de la vidéo. Attendu au Palais de Tokyo du 16 octobre au 05 janvier 2020 pour l’exposition collective Futur, ancien, fugitif – Une scène française, l’artiste dévoile également ses œuvres aux galeries parisiennes Anne Barrault et GDM et à la fiac. En permanente ébullition, Antoine Marquis explique durant cet entretien les sources d’inspirations et les problématiques qui l’animent, axées principalement autour des notions d’identité et de théâtralité. Il évoque ses diverses influences artistiques et historiques tout en les questionnant et revient sur son lien avec Vent des Forêts.

Quelles sont les œuvres que tu as choisi de montrer pour l’exposition du Palais de Tokyo ?
De manière très pratique j’avais commencé une série de dessins qui s’appelle Céline et Julie vont en bateau avant même d’être programmé pour le Palais de Tokyo. Cette série est tirée d’un film de la nouvelle vague française de Jacques Rivette qui se déroule en partie dans une maison ancienne. Le film représente une sorte de vieux drame poussiéreux et fantomatique dans le contexte d’une France bourgeoise. A un moment donné j’ai eu besoin d’augmenter ma banque d’images et il se trouve qu’à Saint-Mihiel, Maryse, une bénévole de Vent des Forêts, habite une maison absolument similaire au décor du film. J’ai pu grâce à Vent des Forêts faire appel à de jeunes modèles pour rejouer le film et ainsi compléter mon corpus d’images. Il aurait été beaucoup plus compliqué de réaliser mes dessins manquants à Paris, ou en tout cas, moins agréable car en plus ici on se fait des amis. Il y a un véritable échange qui s’instaure dans ces moments. C’est très concret. La série de dessins Céline et Julie sera donc montrée au Palais de Tokyo et comporte des dessins directement tirés d’une journée de shooting dans la maison de Maryse. Voilà de manière très concrète comment mes résidences en Meuse alimentent mes sources tout en créant des variations qui nourrissent mon inspiration. C’est un de ses aspects incroyables. Cette région offre une palette de possibles, de lieux et de paysages extrêmement riches qui sont graphiquement intéressants pour la vidéo comme pour le dessin, la peinture ou encore la photographie. J’y ai également réalisé les céramiques de Costumes pour un spectacle avec la poterie du Der grâce à l’artisan potier Richard Osik, qui les a cuites et qui seront aussi exposées au Palais de Tokyo et à la fiac. Vent des Forêts est très directement lié à l’exposition futur, ancien, fugitif.

Costumes pour un spectacle : la Promenade des dragons.

Pourquoi reviens-tu souvent en Meuse ?
Ce qui m’intéresse vraiment ce sont les villages. J’ai commencé quelques séries sur Les Paroches, un lotissement près de Vent des Forêts. Il faut que je les termine. Ce sont des dessins que je trouve assez drôles. L’architecture y est assez flottante et ce n’est pas trop typique. J’aime beaucoup cet aspect. Beaucoup de lotissements en Meuse se composent d’assemblage de formes, d’ornements et de moulures. Le vernaculaire m’y semble très intéressant comme la variété des boîtes aux lettres aux Paroches ou encore l’architecture générale des maisons qui est très mélangée. Je vais sans doute revenir au printemps prochain pour finir Les Paroches. Je connais Vent des Forêts depuis l’inauguration de 2016 et c’est en 2017 que j’ai commencé à y aller plus régulièrement. Le directeur de Vent des Forêts, Pascal Yonet, me permet de venir et de revenir tant que j’ai des idées à exploiter. Nous partageons cet esprit d’indépendance et une inclination commune à explorer le territoire à partir des gens. Le rapport aux humains m’inspire. La forêt m’intéresse bien sûr mais bizarrement ce n’est pas vraiment par-là que ça passe. Je suis plus urbain. Mon ami photographe Julien Carreyn et moi nous inscrivons dans un va et vient permanent. Nous menons un travail de long terme qui s’attache aux alentours de la Meuse, aux environs de la forêt, aux villages ainsi qu’aux gens qui les habitent. C’est un travail moins parachuté. Le territoire nous inspire assez profondément pour de multiples raisons. J’y trouve beaucoup de réminiscences puisque je viens d’un territoire au départ plutôt rural, la Vendée, sans la charge familiale qui serait trop narcissique.

Je retrouve beaucoup de codes qui me sont familiers mais j’en découvre aussi de nouveaux. Je ne connaissais pas du tout l’Est de la France. Je trouve la situation économique à la fois tragique et d’autant plus riche et intéressante à travailler. Vent des Forêts me permet de m’imprégner davantage de cette région, toujours dans une atmosphère de convivialité et d’altérité. C’est très stimulant. Certains artistes peuvent trouver ça pénible de dormir chez l’habitant. Moi au contraire, ça m’amuse. Les artistes sont toujours un peu voyeurs, indiscrets et c’est aussi un moyen d’observer de l’intérieur, d’entrer dans les vies pour mieux en rendre compte. Ce processus met du temps à se cristalliser dans mon travail. Je parlerais peut-être de cette expérience plus tard, quand je n’y retournerai plus. Vent des Forêts a effectivement un rapport assez naturel aux choses. Paris m’inspire aussi mais c’est différent. C’est une ville fortement liée au travail, plus abstraite qui a déjà été beaucoup exploitée. Ce n’est pas un lieu qui s’offre.

La Meuse s’offre beaucoup plus à mon imaginaire.

Elle s’offre de manière réelle, plus concrète grâce à cette profusion d’endroits, où je veux aller, que l’on peut visiter ou explorer : des usines, des casernes… Ce sont des endroits qui sont comme un théâtre ouvert et ce n’est pas l’impression que me donne Paris. De manière générale, il y a une complexité de la France et du monde dans les villages qui jouxtent Vent des Forêts. On y croise tous les types sociaux culturels et tous types de personnages : des gens très différents, aux origines très variées, qui ont des aspirations différentes voire très contradictoires. Se débrouiller avec tout ça est toujours passionnant et c’est cette variété d’images qui compose le petit théâtre que je veux réaliser.

  • La Promenade des dragons, ©VdF

  • La Promenade des dragons, ©VdF

Hormis le Palais de Tokyo as-tu d’autres expositions en cours de préparation ?
A partir du 7 septembre j’expose dans la galerie Anne Barrault sur Roland Topor. C’est une exposition collective qui montre des dessins que j’avais exposé dans la bibliothèque de Saint-Mihiel pendant 6 mois. C’est une évocation au dessin animé de Roland Topor La planète sauvage. Je vais également exposer dans la galerie P38 qui ressemble beaucoup à ma librairie matricielle, Un regard moderne. P38 reprend les codes underground et je vais ainsi revenir à des dessins plus anciens, plus érotiques, plus bizarres, plus étranges, plus malades. Ce qui est sûr c’est qu’en fait ça m’intéresse tout autant d’exposer à la bibliothèque de Saint-Mihiel qu’au Palais de Tokyo. Les institutions c’est très bien mais je trouve ça plus grisant de faire des expos dans des lieux improbables. Il faut les deux.

Avec tes dessins pour l’exposition P38, tu reviens à plus d’érotisme ?
L’érotisme ce n’est pas une fin en soi, c’est un prétexte pour créer des formes, des scènes qui tombent dans l’étrange. Il faut que ce soit sexy mais pas seulement. Il est nécessaire de mêler l’érotisme à des choses plus vastes en ayant recours à l’humour et à l’absurde. Chez beaucoup d’artistes la sexualité est souvent traitée de manière dramatique mon corps ma douleur. C’est relativement rare des artistes qui montrent un érotisme un peu lumineux, drôle ou joyeux. Il y a par exemple les artistes américains John Currin ou Lisa Yuzkavage qui osent ce traitement décalé de l’érotisme. C’est toujours intéressant d’aller plus loin et de dépasser les frontières de l’érotisme ordinaire qui peut être un peu simpliste. Qu’est-ce que c’est l’érotisme en 2019 ? Ça c’est une question que je trouve passionnante, sachant qu’il y a une part complètement archaïque mais aussi peut être une imagerie nouvelle.

Costumes pour un spectacle : la Promenade des dragons.

Bibliothèque de Saint-Mihiel, exposition Costumes pour un spectacle : la Promenade des dragons © Aurélien Mole, 2018.

Quelles recherches mènes-tu pour traiter la question de l’érotisme en 2019 ?
Je partage ce qui moi me fait fantasmer tout en réfléchissant sur ce qui pourrait correspondre à d’autres fantasmes. Il s’agit de partir de soi, sans en faire une affaire privée auto complaisante. Il faut que ça parle à d’autres personnes et pour ce faire il faut regarder les films érotiques d’aujourd’hui ou encore des images aussi variées que possible. Et puis il faut essayer de sentir une espèce d’air du temps, c’est quelque chose de très abstrait mais qui existe et qui traverse les époques. Il faut avoir des antennes que beaucoup d’artistes et d’écrivains possèdent pour essayer de capter quelque chose du temps. Jusqu’à maintenant je fais confiance à mon intuition et ma recherche reste donc de ce point de vue assez vague.

Tu crées donc sans conceptualiser ?
Ce n’est pas quelque chose que je pose non. Je suis capable d’analyser à peu près ce que je fais maintenant, mais quand j’avais vingt-cinq ans j’aurais été incapable de te dire ça comme ça. C’est comme l’inspiration musicale. Lorsque les Beatles ont inséré de la musique indienne dans leurs morceaux, ils ne l’ont pas théorisé de manière franche et conceptuelle. L’inspiration reste de l’ordre de l’inconscient.

©Clémence Maire

©Anna Karsenti

©Anna Karsenti

©VdF

©VdF

C’est une nécessité pour toi de créer ? Comment s’exprime-t-elle ?
C’est très fort chez les artistes. C’est une hyper émotivité qui doit absolument s’exprimer d’une manière ou d’un autre. C’est un magma permanent intérieur, un mélange de souvenirs, de choses qui nous touchent, d’hypersensibilité. Dessiner c’est un truc extrêmement physique. Un besoin de se retrouver à sa table avec un crayon à la main, de faire des gestes nourris par des émotions. Je ne sais pas si ça délivre vraiment parce qu’en même temps tu te créés un monde, comme une toile d’araignée dans lequel tu es pris. Mais ça permet d’évacuer un surplus d’émotion. Est-ce qu’on s’en libère ou pas ? Ce n’est pas la question puisque ça rend finalement assez heureux. Il faut bien aussi se constituer, qu’il y ait une substance. On ne peut pas être uniquement dans l’abstrait. C’est une manière d’être constructif avec ses émotions.

Créer te rend heureux ?
C’est n’est pas la question, c’est encore autre chose. Pour moi l’art a deux fonctions qui sont très paradoxales et ce depuis toujours. Je pense que l’art à une fonction de rassembler les hommes, les sociétés, les tribus autour de couleurs, de formes, de récits mythologiques, de danse. L’art a cette fonction de fédérer le groupe mais aussi, inversement, de libérer l’individu, plus encore peut-être dans l’art moderne. L’individu peut s’émanciper avec sa propre expression. Ce sont deux fonctions de l’art qui sont très paradoxales. Tu peux créer le groupe et en sortir, en tant qu’auteur et en tant que spectateur. Lorsque j’étais en Vendée je me sentais très seul et je me suis donc créé un autre groupe de dessinateur. A la fois je me suis émancipé et en même temps ça m’a fédéré. Et je crois que l’art de manière assez universelle a ses deux fonctions là. Est-ce que ça rend heureux ? Je n’en sais rien. Mais je ne sais pas vivre sans et je pense que les artistes ne savent pas vivre sans.

C’est une seconde respiration.

Ça n’empêche pas de traverser des drames, l’art est simplement une manière d’exister dans le groupe et hors du groupe. C’est très existentiel, sartrien dans ce sens-là. L’homme libre chez Sartre n’est pas forcement heureux, mais au moins il est libre. Il y a des gens qui ne sont pas libres mais qui sont très heureux. Il y a des bonheurs un peu régressifs, moins intéressants pour le reste de l’humanité. Et pourquoi pas d’ailleurs. C’est toujours paradoxal, on vit avec son petit bonheur en essayant de n’être pas trop idiot. Ce n’est pas une question de progrès. Je ne sais pas si les choses progressent en art mais en tout cas le monde avance et l’art doit aussi suivre ce monde qui avance. Aujourd’hui toutes ces idées de fin du monde, d’effondrement généreront forcement d’autres formes d’art, qui peuvent être des formes d’art très nostalgiques. L’art peut être très réactionnaire et tu as le droit d’aimer les choses anciennes. Ou au contraire l’art s’inspirera de cette époque bizarre, un peu nouvelle dans l’histoire de l’humanité, pour aller vers des formes ou des sujets plus futuristes et plus positifs.

Fais-tu partie d’un renouvellement artistique ?
Notre génération intuitivement avait déjà senti cette histoire de fin du monde. Mes images fantômes, mes dessins anonymes presque trouvés dans des décombres, appartiennent un peu à cette poétique-là. Il y avait déjà ce terreau-là de science-fiction, d’un monde en ruine dans lequel on trouverait un livre d’images qui serait à la fois très étrange et très inspirant. C’est une poétique très forte chez beaucoup d’artistes : trouver un livre de poèmes sur un banc abandonné. Tout d’un coup ça devient extrêmement beau. Cet univers participe aussi à ma manière de travailler.

Un dessin doit être juste pour toi ?
On se trompe souvent sur les fonctions de l’art. On pense que la chose de l’art c’est la justice et on lui impose une chose très morale, alors que pour moi, sa fonction c’est la justesse. C’est très différent. Pour un écrivain, un personnage doit être crédible et permettre ainsi l’identification. Le travail d’un artiste consiste à donner une existence au personnage. En dessin, la justesse correspond à l’agglomération du fond et de la forme. Dans mes dessins de Céline et Julie je me suis attaché à rendre compte de l’aspect fantomatique des personnages du film. Il faut que cette impression que j’avais en regardant le film soit visible dans mes dessins. Quand je dessinais mes fanzines Innocent Rebelle Nu j’avais dans l’idée de faire du dessin un peu adolescent au stylo bille. Il fallait donc que l’on y croit, que l’on ait l’impression de tomber sur un cahier d’écolier rempli de dessins. J’essaie dans mes dessins de transmettre une impression.

Tu te costumes aussi alors ?
On essaie de se plonger dans des personnages en tant qu’artistes. On travaille sur sa personnalité propre tout en se projetant : « madame Bovary c’est moi » disait Flaubert. C’est ça qui est intéressant. Comment Flaubert réussit à rentrer dans la psychologie, les gestes d’une femme suicidaire en Normandie.

Te livres-tu à travers tes créations ?
Non, je peux même dire que je ne délivre rien de mon quotidien dans mon travail. Il faut que ça soit un peu mystérieux une œuvre d’art. Par exemple on ne sait pas grand-chose d’Alfred Hitchcock, de sa biographie, de ce qui aurait pu le traumatiser au point qu’il devienne un cinéaste aussi complexe et presque pervers mais finalement ce n’est pas ça qui est important. Le cinéaste lui-même avait beaucoup d’humour à ce propos.

©Anna Karsenti

©Anna Karsenti

C’est l’œuvre qui t’influence plus que toi tu ne l’influences ?
Oui, je m’applique à une certaine identité, c’est pour ça que parfois mes dessins peuvent ressembler à des exercices de style. On a tous plusieurs identités comme autant de facettes. La question d’identité m’intéresse beaucoup. C’est important que l’œuvre soit autonome vis-à-vis de l’artiste. On veut souvent aller chercher dans la personnalité, dans la vie d’un artiste mais en fait ce n’est pas important. Ce qui importe c’est qu’elle existe en soi, peu importe que l’artiste ait été riche, pauvre, heureux, malheureux.

Il semblerait que tes dessins portent tout de même les marques d’inspirations multiples ?
Complètement oui, les Années folles, les ballets russes ont par exemple été des sources d’inspirations pour ma série Costumes pour un spectacle. Il faut les avoir en souvenir mais sans trop s’y pencher non plus. Il ne faut pas que ça soit trop modélisant. Ces inspirations se mêlent dans mon travail avec l’imagerie de la science-fiction : des personnages aux têtes d’animaux, un extraterrestre… C’est un mélange entre l’univers du chorégraphe Vaslav Nijinski et la bande dessinée Valerian et Laureline (Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Evelyne Tranlé), que j’aime beaucoup. J’aime jouer avec les époques et le titre de l’exposition du Palais de Tokyo me va très bien. Les céramiques que je fais pourraient être issues d’une civilisation perdue. C’est un peu comme l’Atlantide, on ne saurait pas très bien les dater et c’est ce qui me plait.

A VOIR. Du 16 octobre au 05 janvier 2020, Palais de Tokyo (75). Jusqu’au 26 octobre 2019, galerie Anne Barrault (75) et jusqu’au 20 octobre 2019, GDM (75). Du 17 au 20 octobre 2019, fiac (75).