Rencontres  ·  16 mars 2018, 18:23

Patrick Neu

©VdF

Février n’annonce pas le printemps. Surtout dans l’Est. C’est encore le temps de la grisaille, du crachin de verglas, des ciels bas. Le paysage défile au loin à travers la vitre d’une voiture sans retenir l’attention. S’ensommeiller, songer aux beaux jours. Au fait, y-aura-t-il des iris cette année ? Ce n’est pas encore la saison, mais, en avril ou mai, le temps sera-t-il assez clément pour laisser darder leurs bourgeons ? Pendant quinze jours, pendant les quinze précieux jours de la floraison de l’iris, Patrick Neu peint à l’aquarelle l’explosion de leur vie neuve, leur beauté insolente, sensuelle, leurs pétales pourpres, violines virant au noir, leur fanaison, leur agonie splendide. Voir une série de ces aquarelles, c’est toucher avec les yeux la dentelle de leur peau, le velouté de leur sexe, offerts sur la page blanche. Sur les murs du Palais de Tokyo en 2015. Leur répondait alors dans les espaces du musée un vol d’ailes de papillons, bleues, qui toutes portaient un visage délicatement dessiné à l’encre de Chine. Y dialoguaient aussi la rigueur parfaite d’une armure de samouraï en cristal et l’épure d’une camisole de force toute tissée de milliers d’ailes d’abeilles. Deux peaux, transparentes, fragiles et contenantes, douces et brutales. Paradoxales. Patrick Neu revendique cet antagonisme troublant lorsqu’il utilise le noir de fumée, impalpable et fugace pour dessiner, avec une extrême minutie et une virtuosité insensée, des scènes emblématiques des tableaux de Bosch, Ingres, Uccello ou Dürer. Ces images, captives de verres à pied retournés et d’armoires vitrées passées au noir, demandent qu’on s’approche de très près pour reconnaître Roger délivrant Angélique ou La Bataille de San Romano.

Ce noir de fumée, ce cristal, sont ceux des terres d’enfance de Patrick Neu, les terres d’Alsace. A Meisenthal où il vit et travaille, entrevoir dans son atelier, sans en faire état, la précieuse couronne d’épines en cristal exposée à la Sainte-Chapelle en 2016. Elle repose, presque modestement, à côté d’une série de toutes petites céramiques à peine achevées en forme de camées, incroyablement expressives. Quand un chien de chasse à courre miniature recèle autant de puissance évocatrice que les tsa-tsa bouddhistes qui habitent la maison. A l’échelle du creux de la main aussi, l’angelot en argile encore meuble, tout juste sorti du moule. Petit trésor ailé façonnable à loisir, offert comme un cadeau à qui veut se pencher sur son berceau de plâtre talqué. A qui le trouvera, dès l’été, après l’avoir longtemps cherché, dans sa cache douillette au cœur de la forêt meusienne. Patrick Neu répond à l’invitation de Vent des Forêts pour un projet de multiple comme il pense les pièces uniques et luxueuses pour la Cristallerie Saint-Louis, avec la même délicatesse, la même grâce.

La poésie de ces œuvres tient à leur fragilité extrême, qui crée une tension, suspend le souffle, impose le respect, mais pas seulement. Envisager leur destruction, toujours possible, toujours à venir, pose l’inéluctable de tout destin, l’éphémère de toute vie. De leur création à leur fin en suspens se déploie l’intervalle parfait de leur existence. Leur élégance tient au grand dépouillement des conditions de leur fabrication et à leur rareté. La matière est infime, l’impermanence accueillie comme une félicité. Cet instant fugace de leur présence est comme ce jour que le vers d’Horace nous incite à cueillir avec son Carpe Diem. Dans Une journée de Bonheur, Pascal Quignard rappelle cependant que cueillir, c’est tuer, et que « la fleur qui défleurit subitement -alors qu’elle se débourgeonneait à peine- vient s’exfolier sur terre ». Vanité offerte qui ne dit pas son nom, qui commande l’attention au moment propice, s’il advient, et une forme de respect. Ceux-là même dont fait preuve Patrick Neu, au printemps, quand il recueille si précieusement, si tendrement, le « mourir » des fleurs.