« Construire ce que l’on cherche. » Voilà peut-être la plus exacte façon de décrire cette aspiration ancienne, archaïque de l’Homme lorsqu’il élève devant lui une pierre monumentale. Quand un groupe d’humains se coalise autour de ce geste primitif -dresser des pierres-, il fabrique en même temps l’objet et le récit qui préside à sa nécessité. Les menhirs et les dolmens dans leurs innombrables déclinaisons incarnent une interrogation et une soif de transcendance matérialisées et diffusées à travers les siècles par les blocs monolithiques. L’évocation de ces pierres relevées, uniques ou multiples, suffit la plupart du temps à convoquer un ensemble de références à la fois personnelles et collectives. Les images des extraordinaires ensembles de Stonehenge par exemple, télescopent dans notre imaginaire celles de 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Universelles, elles sont familières tout en restant énigmatiques, distillant une forme de poésie qui ne contredit pas leur nature irréfutable, leur présence. Issues de la préhistoire, relevant d’un culte, ces formes traversent au cours des siècles toute l’histoire de l’art et celle de l’architecture en en questionnant constamment les frontières. Sculptures minimalistes, architecture-sculpture, constructions-bunkers, les formes compactes et expressives des mégalithes se déploient au cœur de nombreuses recherches et questionnements contemporains dans le champ des arts plastiques.
Un assemblage de pierres monumentales, un dolmen, en Meuse, est assurément une œuvre d’art, une sculpture. Son nom, car celui-ci a un nom, pourrait trahir le geste artistique. Le titre de l’œuvre, « Nul caillou n’est un faux », laisse deviner que toutes les pierres dressées sont vraies, authentiques parce qu’elles ont été voulues. Ce dolmen est né de la volonté de l’artiste suisse Beat Lippert dont le travail interroge notamment la valeur culturelles accordée aux archives et aux objets archéologiques supposément uniques, en les dupliquant et en les déplaçant de façon spectaculaire. Peut-on reproduire à l’identique un petit cimetière familial suisse ? (Sepultura, 2011). 4500 exemplaires d’un caillou exactement identiques sont-ils authentiques ? (Duplication #11, 2012). Quelle forme produit le tri et l’archivage du monceau de gravier d’une carrière ? (La reconstruction de la montagne, 2006). Comment et pourquoi la victoire de Samothrace s’échappe-t-elle du musée du Louvre en radeau ? (Extase en aval, 2010). Beat Lippert manipule, classe, déplace.
En 2018, dans la forêt meusienne, il est particulièrement attentif au site d’implantation et à sa force intrinsèque. A Vent des Forêts, il prend toute la mesure d’un territoire, de ses ressources en matières premières, mais aussi en énergie collective mobilisée. Car c’est nécessairement un formidable travail d’équipe d’ériger un dolmen de 7 tonnes en forêt. En pierre calcaire de Senonville, sa dalle de couverture repose en porte-à-faux sur deux pierres verticales dites orthostates qui lui servent de pieds. Le tout posé en léger contrebas où l’on descend par des chemins d’accès spécialement aménagés dans le taillis. Cet assemblage, préalablement testé là où les pierres ont été extraites est d’une grande précision pour garantir son équilibre. Mesurées, relevées à l’aide d’une pelleteuse, agencées au plus juste pour parvenir à une forme d’épure : trois pierres font un dolmen. Beat Lippert en a taillé les arêtes des blocs verticaux pour qu’ils coïncident avec la dalle horizontale ; mais l’ensemble conserve cependant un aspect de surface brut qui participe à l’évidence de l’œuvre. « Nul caillou n’est un faux » est un dolmen, contemporain, une sculpture dont la création est le fruit de la captation des énergies et de la mise en commun des volontés et des forces physiques individuelles. Ce geste artistique inaugural, dont seuls les protagonistes ont la véritable clé, produit une matière à réflexion, à projections, à récits, à fictions ; une œuvre tellurique et métaphysique face à laquelle chacun trouvera, peut-être, ce qu’il ignorait chercher.